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Sous ce label farouchement indépendant, Corwood Industries, basé à Houston-Texas, se cache depuis plus de vingt-cinq ans une usine à mystère : à ce jour, quarante albums sont sortis de ces obscurs ateliers, et qui se révèlent être autant de raisons pour s'interroger sur ce que peut signifier : créer, produire de la musique, la distribuer et qu'est-ce qu'au juste la musique.
Qui se dissimule sous cette enseigne au pluriel bien singulier ? Quelqu'un (ou quelques-uns ?) signant du seul nom de Jandek une oeuvre chaotique, impressionnante d'expressivité, désastrée, atemporelle issue d'un fonds indéterminé, une oeuvre en tous points inclassable (Art brut, néo-expressionnisme, arte povera ou plus vraisemblablement le blues, dans ce qu'il peut contenir de plus extrême, de plus radical, de plus sombre et de plus émouvant ?).
Quels sont les moyens ? La technique, quelle qu'elle soit, n'est pas de mise chez Corwood. Ici, c’est le règne du dépouillement, de l’aléatoire, de la dissonance brute, de l'atonalité primitive nul autre support que l'instrument désaccordé ou la voix gravement atteinte d'une distante mélancolie, n'est à rechercher aucun espoir donc de se laisser divertir par les moyens : ils n'existent guère, ou si peu. Reste une expression d'une richesse peu commune. Un artisanat furieux, une entreprise de déconstruction.
Bien sûr, Jandek ne livre aucune clé, se terre, se cache dans son ermitage houstonien et, partant, prête le flanc à l'incompréhension ou à la multiplicité des interprétations. Il reste que cette oeuvre en constant devenir, et curieusement ignorée en France par les médias spécialisés, voire par la plupart des circuits souterrains ouvre d'autres voies, certes dangereuses, à l'expérimentation, et nous force, de façon radicale et à une époque de starification intensive, à réfléchir sur nos moyens de productions artistiques.
Cette stratégie du secret s'est pourtant infléchie tout récemment et contre toute attente : lors du dernier Festival Instal04 de Glasgow, un représentant de Corwood s'est produit en public le 17 octobre dernier, et ce n'était pas, sur la scène, un hologramme ni une hallucination collective c'était bel et bien Jandek. A l'issue de cette prestation impromptue pas même annoncée au programme (sans nulle doute l'une des exigences de Corwood), et d'une formidable intensité l'emblématique Haino déclarera : Jandek IS the blues.

 

LE K JANDEK (ou les mystères de l’Ouest)

« What’s he building ? » s’inquiète Tom Waits, dans « Mule variation » : il est avéré qu’il est question, dans ce sombre monologue accompagné d’une effrayante matière sonore, d’un certain Jandek.

Qui est Jandek ? Nous n’en savons rien - ce qui simplifie singulièrement le travail du biographe - aucune apparition publique, nulle interview (ou si peu). Un homme, un groupe, un concept ? - peut-être un jour le saurons-nous. Pour l’heure, et ce n’est pas plus mal, il faudra se contenter d’une œuvre... considérable : à ce jour, 40 albums sont sortis des ateliers de Corwood Industries, le label tout aussi mystérieux qui héberge l’ermite depuis 1978 - année où, à Houston-Texas, ont commencé à retentir les premières notes sidérantes de « Ready for the house » (kling/klong/kling), tout droit issues d’un fonds dont nous n’avons pas fini d’explorer les méandres, suivies immédiatement par un « I got a vision... » quasi... visionnaire. Une simple guitare scandaleusement « désaccordée », et une voix somnambulique déployant d’étranges mélopées dont la structure échappe à la bienséance du tutélaire « couplet/refrain », et une poésie non-dénuée de profondeur, toujours proche du questionnement existentiel, voire, à certains endroits, métaphysique.

Houston. Au cœur même du Texas - terre du pétrole, du dollar, de la peine de mort, des aéronefs et des faucons impériaux, et tandis que les Etats-Unis se prennent pour l’Amérique tout entière (et, plus récemment encore, pour la Terre entière) - un artiste affublé d’un nom d’espion de l’Est, forge parfois seul, parfois entouré d’un orchestre de fantômes électriques, une œuvre d’une parfaite désolation.

C’est que Jandek - loin d’être un artiste suicidaire - est un artiste tout à fait désolé : désolé pour lui, désolé pour le monde. Jandek est un artiste foncièrement poli - une politesse qui confine à l’humilité, et une humilité qui confine à son tour, en ces temps où seuls comptent l’image et le « calcul savant », à l’extravagance : l’oeuvre avant le créateur - l’attitude est, n’en doutons point, parfaitement et farouchement philosophique, donc sujette à l’incompréhension, au discrédit facile.

Et si parti pris il y a, il se retrouve également dans la texture de l’œuvre : Jandek, c’est avant tout de la musique, une musique qui n’oublie pas ses origines - mais toute la question est de savoir de quelle origine parlons-nous - et de quelle musique.
Certes, le blues - certes, les ballades crépusculaires autour d’un feu de bois, lorsqu’il s’agissait de peupler l’espace gigantesque dès que la menace animale glapissait au loin. Mais ce qui étonne le plus, à son écoute, c’est la déconstruction mise en œuvre, et que cette déconstruction ne semble pas avoir de limites, ni de frontières précises - ni, non plus, d’une intention clairement revendiquée : comme si l’atonalité et la dissonance ne constituaient que des éléments d’un décor sonore à une dramaturgie intérieure dont les tenants semblent provenir d’un gisement indistinct - hors de tout âge, mais toujours situé dans une géographie imaginaire, nocturne. Les « danses de mort » indigènes y côtoient des traces, ici et là, de rythmes ou d’accords orientaux (voire extrême-orientaux), de flamenco, de danses de l’Europe de l’Est, etc... - l’ensemble étant malaxé au fond d’un creuset rudimentaire, pour distiller une « musique du monde » méconnaissable, loin de tous les gulf-streams (et leurs nombreuses ramifications) de la musique populaire moderne.

Jandek nous invente, à travers ses étranges rêves éveillés, et au moyen de peu d’instruments, de techniques (les « moyens du bord »), une nouvelle musicalité, atemporelle, a-topique - dont l’écoute requiert une attention non seulement musicale, mais aussi, par effet de miroir - disons-le, « ontologique ».
Il n’est certes pas aisé de pénétrer dans cette jungle soniquement dépenaillée, catastrophique - à l’image, pourquoi pas, de notre monde. Cela requiert une forme d’adhésion volontaire, mais avant tout - beaucoup de patience. Jandek est un piéton - un « piéton considérable » - et ce à quoi il nous convie, c’est ni plus ni moins à un voyage hors des autoroutes, des routes, des sentiers. D’ailleurs, là où il marche, il n’y a pas de chemin : qu’un immense parterre de ronces, un sol jonché de chardons et de roches coupantes. Suivre ses pas, c’est obligatoirement se blesser. Mais lui, se blesse avant nous - mais ce qu’il nous fait découvrir - et qui ne peut se voir autrement - ce sont des fragrances nouvelles, des horizons insoupçonnés, de nouvelles constellations, des clairières sonores qui s’ouvrent soudain - lumineuses.
Après tout, qu’est-ce qu’écouter - et/ou faire de la musique ?

Mais écouter Jandek, c’est aussi - et j’allais dire : d’abord - faire l’épreuve d’une sonorité grisâtre, d’outre-monde, comme enregistré depuis les caves suintantes de l’enfer, ou quelque épais sanctuaire d’acier et de granit - ou mieux encore, quelque rebord déchiqueté d’un improbable astéroïde.
C’est faire aussi l’épreuve d’une voix atone, mate, catatonique, absente, distanciée, glaciale - écumant parfois en rages abstraites -, mais aussi d’accompagnements instrumentaux étranges par leurs textures loqueteuses, dramatiques, dissonantes, comme pour désigner et rendre sensible la ruine irrémédiable d’un ancien accord perdu.

Ecouter Jandek - et pas seulement avec ses seules oreilles (je prétends qu’on peut l’écouter avec les yeux), c’est - enfin - faire l’épreuve d’une perte douloureuse - à la fois archaïque et atemporelle. C’est - à une époque où la présence et la visibilité sont de rigueur - écouter l’absence murmurer ralentir sa voix vers de graves abîmes de mélancolie, ou emplir la vacuité de l’espace d’hallucinants tonnerres.
C’est entendre ce que nous ne savons plus entendre - l’écho de nos effrois à l’approche du noir, et du désaccord fondamental dont nous serions forcément, à la fois, la graine et le fruit.
C’est faire entendre le bruit du Monde.

C’est en dernier ressort, faire le deuil d’une illusion : celle qui consiste à penser que l’harmonie est possible sur Terre, et que seule l’harmonie est à même de sauver le Monde. Mais c’est oublier - et Jandek nous le prouve (et l’éprouve) avec une force inouïe - que si la musique pure existait, elle serait terrifiante et parfaitement inaudible. Or, Jandek, depuis plus de 25 ans, s’y brûle - comme le papillon de nuit qui tournoie dangereusement autour d’une ampoule électrique.
Pourquoi fait-il cela - là est toute la question.
Là réside la véritable énigme.

Peut-être se souvient-il des grands noms tombés, fauchés par la mort, sur les grandes scènes du monde - héros de la Chimérie, génies éphémères électrocutés par l’économie d’un « ici et maintenant » recyclé en « flux tendu » : combien d’artistes ont perdu leur sincérité, voire leur vie, écrasés - souvent bien naïvement - sous le joug d’une incroyable frénésie de lumière, de luxe, de pacotilles et de surproductions.
Qui est Jandek ? - ni plus ni moins qu’une fiction - une figure romanesque, car telle semble être la volonté de celui, ou de ceux, qui se dissimule(nt) derrière l’enseigne « Corwood Industries ». Et, pour le respect de l’œuvre, c’est nul doute mieux ainsi : le mystère est constitutif de l’œuvre, il en est la charpente, le squelette obligé.
Génie pour les uns (quelque chose comme un Mozart des décombres), déséquilibré pour les autres (mais, sur les bords, où se tient l’équilibre ?) - Jandek poursuit, exemplairement libre (comme ayant toute l’éternité devant lui et n’ayant de compte à rendre à quiconque), son chemin étroit comme le filin du funambule, et qui ne mène sans doute nulle part (ce qui est encore à prouver), en n’affirmant rien d’autre que son œuvre (la dématérialisation de l’artiste, plutôt que celle de l’objet d’art) - une œuvre d’une sincérité sans failles, dénuée de toute imposture, et riche en enseignements sur les détours inexplorés de toute expérience créatrice, musicale ou non.
Une œuvre au noir, mais pas forcément tragique - il suffit, peut-être, de se rappeler que lors de ses (rares) lectures publiques, Kafka riait à gorge déployée (et faisait rire son monde) en lisant le Procès... Le rire, de même, est froid - mais bien réel, chez Corwood - nul danger, donc, qu’un jour Jandek vienne chanter sous le casque d’un GI cherchant à étourdir son cerveau avec des rythmes « festifs » au moment d’un massacre d’innocents. (Phasme)

Additif: L’histoire de la musique populaire américaine regorge d’outsiders, d’excentriques, d’extravagantes figures de défricheurs somnambules de nouvelles terres, de nouveaux confins. Comme s’il y avait encore et toujours à faire reculer les frontières, au risque de se retrouver face aux fantômes du passé — tous ces peuples anéantis par l’arrogante domination occidentale, et dont les esprits hantent encore la conscience américaine. Que l’on songe à Robert Johnson — qui du blues en fait une arme pour conjurer le Diable : les résonances de ce combat perdu d’avance nous parviennent encore, émouvantes et magnifiques de sincérité et d’une douloureuse candeur.
Jandek — ou qui que ce soit réuni sous ce vocable — dans sa désolation, arpente à sa façon ces territoires calcinés, cette Amérique soigneusement dissimulée, loin de sa lumière abrutissante — cette Amérique découvrant ses ombres, ses cratères et ses cimetières, se découvrant enfin une Histoire.
Sommes-nous pour autant en présence d’une expérimentation musicale ? Certes non, si l’on considère l’expérimentation musicale comme un acte conscient de ses possibilités infinies, et des possibilités infinies de la matière sonore — acte fondé sur des préalables et des stratégies, en vue de décadrer le souffle et lui proposer de nouvelles directions plus en capacité de décrire le monde — ou, dans le meilleur des cas, de le transformer.
Dans le cas de Jandek, l’expérimentation est toute autre. Pour paraphraser Mallarmé (évoquant Rimbaud), on pourrait presque dire que Jandek “ s’opère vivant ” du blues, et s’y adonne opiniâtrement, opus après opus — dans la plus farouche des solitudes, tel un Prométhée du Nouveau Monde, sur son bout de rocher aride. Qu’il se construise, de son vivant, une œuvre posthume — cela n’aurait rien d’étonnant, tant est forte la défiance qui semble l’animer vis-à-vis de toute marque de reconnaissance et de toute “ mondanité ”, voire de toute “ modernité ”. (Phasme)